6 février 1871. La Sèvre, trois-mâts de la marine impériale converti en navire-hôpital, quitte Saint-Malo en direction de Cherbourg, où elle doit débarquer des blessés. À son bord, cent treize hommes d’équipage et quarante passagers – en majorité des soldats blessés (on est en pleine guerre franco-prussienne de 1870–1871).
Alors qu’elle croise au large de la côte ouest du Cotentin, La Sèvre est prise dans une brume très épaisse et dévie de sa route. Son commandant, le capitaine de frégate Vesque, commet des erreurs de cap et, à 18 heures, le navire s’échoue sur les Roches-Noires, à trois milles à l’ouest du port de Goury. La coque est éventrée et l’eau s’engouffre à bord. Trois embarcations sont mises à l’eau, dans lesquelles prennent place soixante-dix naufragés. Elles arriveront à bon port dans différentes localités de la côte.
Vingt-et-un naufragés accrochés sur la hune sont récupérés par les Sauveteurs en Mer
Vers 20 heures, un habitant de la commune d’Auderville entend des cris de détresse venant de la mer, et en avertit aussitôt Jean-Louis Fabien, patron de L’Espérance, le canot de sauvetage de la station de Goury. Le canot est vite lancé, et se dirige en direction des cris parvenant du navire en détresse. Il progresse à l’aviron dans une mer très grosse et un brouillard si épais qu’il intercepte même la lumière du phare.
La Sèvre est atteinte à 21 heures et l’Espérance l’aborde sous le vent. Vingt-et-un naufragés réfugiés sur la hune sont récupérés et descendus avec une corde dans le canot ballotté par les vagues. Ceux-ci sont transbordés sur des barques qui sont parvenues sur zone. Reste encore à sauver neuf hommes accrochés à la hune du grand mât, la plupart blessés grièvement. L’Espérance accoste à nouveau l’épave au milieu des débris et parvient à les sauver. Le canot rentre à Goury à 23 heures.
Sauvetage réalisé lors de la première sortie du canot en bois L’Espérance de la station de sauvetage de Goury
Toute la population d’Auderville est venue attendre son retour. Elle s’arrache les naufragés pour les vêtir, les loger, et leur prodiguer les secours que réclame leur malheur. Le lendemain, au point du jour, le canot de sauvetage reprend la mer à la recherche d’autres naufragés disparus – le naufrage aura tout de même fait cinquante-trois victimes –, puis sort une troisième fois à basse mer avec à son bord un officier de marine chargé de visiter l’épave dont on n’aperçoit plus que les bouts de mâts.
Dans son rapport, Michel d’Annoville, président du comité de sauvetage de Goury, souligne que le canot, dont c’était la première sortie, s’est admirablement comporté. L’équipage***, qui a foi dans son bateau, a fait preuve de dévouement et d’intrépidité. Bien secondé par la population, le patron Fabien « a pourvu avec célérité, intelligence et dévouement aux besoins multipliés des naufragés ».
* L’Espérance était un canot en bois à redressement de 9,78 m, à dix avirons, construit par les chantiers Normand au Havre. C’était le premier canot de la station de sauvetage de Goury. En 1895, il changea de nom pour celui de Baron Larrey, à la suite d’un don effectué par ce dernier, vice-président de la Société centrale de sauvetage des naufragés (SCSN), pour honorer son père. Le canot fut condamné en 1904, ayant effectué cinquante-sept sorties de sauvetage en trente-quatre ans de service.
** Créée en 1870 par la SCSN, la station SNSM de Goury dispose aujourd’hui d’un canot tous temps de 17,60 m, le SNS 067 Mona Rigolet. Construit en 1989 par les chantiers Bernard de Locmiquélic et CMN de Cherbourg, refondu en 2006 chez Sibiril, il est équipé de deux moteurs Iveco de 400 ch chacun. Il porte le nom de l’épouse du commandant Daniel Rigolet, généreux donateur et inventeur d’une combinaison de survie à laquelle son nom a été donné.
*** Les canotiers engagés sur L’Espérance : Jean-Louis Fabien, patron ; François Lehardelay, secrétaire du comité de sauvetage ; Désiré Lavenu, brigadier ; Jean-Baptiste Hue, Henri Pezet, Jean-Baptiste Picot, Jean Bonissent, Charles Hue, Eugène Fontaine, Charles Lavenu, Pierre Pasquier, Pierre Jean, Jean-Louis Lefrançois, canotiers.
Article rédigé par Patrice Brault, diffusé dans le magazine Sauvetage n°149 (3e trimestre 2019)